Abolition ou dépassement du capitalisme ?
I - De l’absence d’opposition initiale à l’ouverture d’une polémique
Origines, significations et articulations des termes abolition et dépassement.
Table des matières
Introduction
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I - De l’absence d’opposition initiale à l’ouverture d’une polémique
A- Qu’est-ce qu’une abolition ?
1. Abolition : expression majeure des luttes d’émancipation et de libération
2. Un consensus qui ne portait pas préjudice à une certaine diversité du vocabulaire
B- Le dépassement avant le « dépassement du capitalisme »
1. Une différence notable de notoriété et d’ancrage
2. Évolution permanente du vocabulaire et usages revendicatifs militants
C- Une opposition artificielle mais ayant amorcé un réel débat
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II - Les arguments politico-stratégiques
A- L’hostilité foncière à l’abolition pour faire émerger le dépassement
B- Quel objectif pour le dépassement ?
1. La méthode comme objectif ? Le tout et la partie.
2. Négativité et positivité vis-à-vis du capitalisme
C- Réforme et/ou révolution ?
1. La lenteur : faire de nécessité vertu !
2. Un chemin pavé de bonnes intentions
3. L’État aujourd’hui
4. Un traitement différencié des modes de production
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III - Les arguments linguistico-philosophiques
A- Révision de traduction appuyée sur un ton péremptoire
1. L’argument de hauteur philosophique
2. La rechercher de légitimité dans une Remarque de Hegel (1812)
3. Pourquoi spécifiquement la philosophie de Hegel ?
4. Vertueux tri sélectif
B- Traduire et refléter
1. La traduction comme révélateur : une conscience-reflet
2. « Mettre fin » à la controverse de traduction ?
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Conclusions
Introduction
L’intérêt de la question qui nous est posée : « abolition ou dépassement du capitalisme ? » [1], réside paradoxalement dans le fait qu’elle aurait sans doute pu ne jamais être posée de la sorte.
L’opposition entre ces deux termes ne revêt en soi de sens concret, ni en général, ni dans le contexte spécifique du capitalisme. Force est pourtant de constater que dans le langage des adversaires du capitalisme, l’expression classique d’« abolition du capitalisme » a dû, au cours des dernières décennies, céder souvent le pas devant celle de « dépassement du capitalisme ».
Mais que recouvre ce basculement terminologique ? Est-ce là le fruit d’un changement de conception ? D’une hostilité entre deux approches antagoniques ? Oui, ont prétendu ceux qui ont donné naissance à cette alternative, érigeant un admirable et vierge « dépassement », pour repousser dans l’opprobre une rance et inquiétante « abolition ». Mais hostilité tout artificielle car surtout empreinte du contexte particulier de la France de la fin du XXème siècle, qui lui a servi de terreau, à des fins étroitement circonstanciées du point de vue politique et idéologique.
Ce caractère artificiel tient à ce qu’on peut toujours créer une tautologie en attribuant à un terme toutes les qualités que l’on souhaite et à un autre, supposé quasi-antonyme, tous les défauts que l’on imagine, de sorte que le choix est déjà sous-tendu dans la manière de poser la question.
Procédé rudimentaire, on en convient, mais dont on verra qu’il s’est dissimulé sous d’épaisses couches d’arguments linguistiques, philosophiques, politiques et historiques, convoquant principalement Marx et Hegel, où le philosophe Lucien Sève a joué le rôle principal, le plus complet et le plus prolixe, offrant bien des motifs réels à ce débat, sans lesquels il serait resté peu signifiant et terne.
Mais cet usage dichotomique d’un dépassement vertueux face à l’abolition, s’est également fondu et confondu avec un usage, notamment militant, plus répandu encore, celui d’un « dépassement du capitalisme », conçu de fait comme un synonyme d’abolition, refermant d’une certaine manière la boucle d’un débat, qu’il faut néanmoins ici ouvrir pour traiter le sujet.
I - De l’absence d’opposition initiale à l’ouverture d’une polémique
Les deux termes ne sont pas, en effet, de prime abord, opposables. Ils appartiennent pour l’essentiel, et assez simplement, à des registres de lexique différents, que l’on associera, très schématiquement, l’un à un objectif (« abolition ») et l’autre à des comparaisons spatio-temporelles (« dépassement »).
A- Qu’est-ce qu’une abolition ?
L’abolition est assurément un objectif [2]. Dans le domaine politique et social, il commence en général par revêtir la forme d’une revendication ou d’un projet avant de se métamorphoser en décision sous les traits de mesures concrètes à définir puis à mettre en œuvre. Mais en elle-même l’abolition, comme toute suppression, se concentre sur l’expression du résultat à atteindre : que quelque chose disparaisse ! On pense plutôt à ce dont on souffre, que l’on exècre, mais ce peut être aussi l’inverse, bien plus rarement il est vrai : la crainte ou dénonciation d’une disparition non souhaitée. [3]
1. Abolition : expression majeure des luttes d’émancipation et de libération
Le terme d’abolition a logiquement connu en France une très grande vogue au cours de la longue période de révolutions de 1789 à 1871. Il a poursuivi sa longue carrière jusqu’à nos jours et ce dans les domaines les plus variés. Quelques exemples célèbres ou moins célèbres en illustrent la permanence :
- 1. L’abolition du féodalisme, de l’esclavage, du servage, de la monarchie, des privilèges, de la noblesse, de la peine de mort, de la torture, du travail des enfants, des armes nucléaires, figurent ainsi parmi les grandes abolitions, les plus marquantes.
D’autres le sont sans doute moins mais demeurent également significatives :
- 2. Les premiers communistes français, dans les années 1840, prônèrent par exemple l’abolition de la « famille » et celle du « mariage » [4], tandis que Victor Hugo, parlementaire siégeant alors sur les bancs de la droite de l’Assemblée nationale, y prononça un éloquent discours à sa tribune en faveur de l’abolition de la misère : « Je voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère ! » [5]
- 3. Mais il est également des abolitions très éloignées du champ politique, telles que l’abolition de la volonté ou de la raison pour le psychisme, ou bien encore l’abolition en physique.
Chacune de ces abolitions a son histoire ou plutôt ses histoires [6]. Aucune n’est réductible à l’autre, même si l’on peut établir des parallèles, des recoupements.
Naturellement, les révolutionnaires se sont montrés, plus que d’autres, friands de ce vocabulaire. Par exemple, dans le Manifeste du parti communiste, au chapitre deux, qui expose le programme communiste, en une dizaine de pages à peine, on n’en compte pas moins d’une cinquantaine, couvrant les domaines les plus variés. Une, la plus emblématique, les rassemble alors toutes :
« Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette proposition unique : abolition de la propriété privée », (Le Manifeste du Parti communiste, 1848).
Mais passer de la revendication [7] à la mise en œuvre pose objectivement et presque aussitôt la question de la voie, de la méthode à employer pour y arriver, pour concrétiser cette disparition souhaitée. Et là tout dépend d’abord de ce que l’on souhaite abolir, du contexte dans lequel on l’aborde, mais on est en droit d’y insuffler également ses opinions, son approche, sa volonté d’agir, etc. En guise de réponse au comment réaliser une abolition, on pourra donc avancer paraphrasant Marx que, « ça dépend » !
Comme l’abolition ne dit rien en soi du chemin à emprunter [8], il est nécessaire de recourir à d’autres termes pour le qualifier. S’agissant des régimes sociaux, situations politiques ou modes de production, capitalisme compris, la tradition a entériné schématiquement deux grands types de procès de disparition d’un système : la réforme et la révolution, avec pour chacune, évidemment, une grande variété foisonnante de conceptions et plus encore d’expériences.
Pour prendre encore un exemple hors du capitalisme, l’emblématique abolition de l’esclavage en France en 1848, est elle-même apparue dans un contexte de bouillonnement d’abolitions, comme lors de toute période révolutionnaire, ce que souligna en 1849 Victor Schoelcher :
« À peine installé, il [le gouvernement provisoire issu de la révolution de Février 1848] abolit la servitude, comme la royauté, comme la peine de mort, comme le châtiment corporel à bord de nos vaisseaux, comme tous les restes de la barbarie antique qui souillaient encore nos codes » [9]
Ce qui fut ainsi commenté un siècle plus tard, en 1948, par Aimé Césaire :
Schoelcher, écrivit-il, était convaincu que « les tentatives du réformisme se briseraient inéluctablement contre le mur des intérêts et que l’abolition se ferait révolutionnairement ou ne se ferait pas ». [10]
Venons-en, enfin, au capitalisme, qui constitue le cœur du sujet qui nous est proposé. L’abolition du capitalisme, au même titre que tous les autres régimes d’exploitation, constitue initialement et très durablement un objectif classique du mouvement socialiste et communiste. Pour mesurer l’ampleur et la durée du consensus autour de cet objectif, citons ici trois leaders politiques français distincts [11], s’exprimant en des périodes différentes : Jean Jaurès, Guy Mollet et Georges Marchais :
Jean Jaurès en 1901 :
« Là où des hommes sont sous la dépendance et à la merci d‘autres hommes, là où les volontés ne coopèrent pas librement à l’œuvre sociale, là où l’individu est soumis à la loi de l’ensemble par la force et par l’habitude, et non point par la seule raison, l’humanité est basse et mutilée. C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira. » [12]
Guy Mollet au Congrès de l’Internationale socialiste, en 1950, distinguait encore parmi les partis socialistes ceux qui sont, dit-il :
« animés par des considérations morales et démocratiques » de ceux qui, comme son parti, la SFIO, poursuivaient « l’abolition du capitalisme et l’appropriation des grands moyens de production et d’échange » [13], ne faisant en cela que reprendre la déclaration de principes de son parti, adoptée en 1946, et qui indiquait que « le caractère distinctif du Parti socialiste est de faire dépendre la libération humaine de l’abolition du régime de la propriété capitaliste » [14].
Quant à Georges Marchais, rappelant une position classique de son parti, il écrivait, par exemple, en 1968 dans l’Humanité, que le PCF :
« lutte pour l’abolition du capitalisme et l’instauration d’une société socialiste où sera bannie à tout jamais l’exploitation de l’homme par l’homme » [15].
2. Un consensus qui ne portait pas préjudice à une certaine diversité du vocabulaire
Ce concept central d’« abolition du capitalisme », très largement admis parmi les forces se réclamant du marxisme, et au-delà [16], ne s’oppose alors, et pendant très longtemps, qu’à ceux qui rejettent ou abandonnent cet objectif pour cause de ralliement, plus ou moins avoué, au capitalisme. Ce consensus ne fut pas, en revanche, ébranlé par une certaine diversification du vocabulaire.
Renversement du capitalisme [17], sortie du capitalisme, ou bien rupture avec le capitalisme, furent et sont toujours des expressions également largement employées, sans nécessaire souci d’exclusivité.
Mais, pourtant, on décèle aussitôt dans ce vocabulaire complémentaire, s’inscrivant dans un non-dit d’abolition, deux préoccupations avec leurs réponses qui seront sollicitées lors du débat avec dépassement : renversement opte d’emblée, dans la perspective de l’abolition, plus nettement pour un chemin plutôt qu’un autre, en l’occurrence celui de la voie révolutionnaire, tandis que sortie et rupture, au même titre, par ailleurs, que la « voie non capitaliste de développement », adoptée par certains pays du Tiers-monde au XXème siècle, se penchent plus particulièrement sur la problématique de la cohabitation de deux systèmes hostiles, donc sur la question de développements parallèles plus ou moins conflictuels [18].
B- Le dépassement avant le « dépassement du capitalisme »
1. Une différence notable de notoriété et d’ancrage
Le fait qu’abolition ait été investi par l’histoire en a entériné, du XVIIIème au XXème siècle, le sens, et même un sens à la fois très concret et très pluriel. Histoire riche, complexe, et pour l’essentiel glorieuse que celle de l’abolition (des abolitions) car elle accompagne tous les grands (et petits) combats d’émancipation, de libération. C’est sans doute la raison pour laquelle, pour magnifier « dépassement », fut éprouvé le besoin de discréditer l’« abolition ».
Le terme dépassement, au contraire, est resté en comparaison assez marginal et plutôt banalisé dans l’histoire en général, et du mouvement ouvrier en particulier. Pendant fort longtemps il ne fit pas le poids, dans la supposée confrontation entre les deux termes. Car avant d’afficher ses grandes ambitions exclusives d’excellence morale et stratégique, dépassement avait dû longtemps se contenter d’une place bien modeste et confinée dans le champ politique qui nous intéresse ici, et aurait bien pu y rester. L’usage ne s’était pas largement ancré dans les luttes sociales, culturelles et politiques au cours des siècles passés, en particulier dans le langage revendicatif, encore moins dans l’expression de la colère révolutionnaire.
La grande trajectoire historique du terme abolition tranche donc bien avec celle de dépassement. Là réside la première et grande différence avec le quasi-néologisme de sens du terme « dépassement » en politique, appliqué au capitalisme. Que signifiait, en effet, dépassement au XIXème siècle ? Les premiers sens étaient plutôt anodins voire assez triviaux. Mais s’ajoutèrent des sens figurés qui, s’ils n’ont pas connu un succès comparable à celui d’abolition, furent effectivement employés en politique dans leurs contextes appropriés, principalement pour illustrer des schémas spatiaux ou temporels afin de marquer et de qualifier des comparaisons, plus particulièrement des avancées, des progrès.
Le Bescherelle de 1856 lui attribuait deux sens propres :
« retirer ce qui était passé » (exemples : ruban, lacet etc.) et « aller au-delà, aller plus loin » (avec des exemples spatiaux), et quelques sens figuratifs : « dépasser les ordres, pouvoirs, espérances » ; « dépasser les bornes » ; « dépasser à la course » ; « être supérieur en talent » ; « être plus long, plus haut » ; « sortir de l’alignement » [19].
Le Littré en 1877 indiquait pour sa part :
« Action d’excéder. Des dépassements de crédit ». Quant au verbe dépasser il signifiait « aller plus loin, aller au-delà. Dépasser les limites. (…) Laisser en arrière en allant plus vite ».
(…) et, du point de vue des sens figuratifs, « en politique pousser plus loin une opinion déjà extrême. On est bien vite dépassés en révolution », mais aussi « Être plus grand, plus haut, plus saillant. Retirer un ruban, un cordon passé dans une boutonnière, une coulisse » [20].
Ce sont ces sens figurés, avec leurs approches de comparaison pour pointer la supériorité, qui ont bien évidemment inspiré leur utilisation ultérieure vis-à-vis du capitalisme. On perçoit bien comment les sens figurés tels qu’aller plus loin, au-delà, être supérieur, être meilleur, ont pu servir dans la représentation de la lutte contre le capitalisme, pour faire ressortir la comparaison avec une nouvelle société à définir et construire : le socialisme, le communisme. C’est pourquoi dépassement se prête si bien pour décrire la compétition entre socialisme et capitalisme comme toute autre course [21]. Ces sens représentent alors parfois, vis-à-vis du capitalisme, une nouvelle version d’expressions telles que sortie ou rupture. Mais en valorisant la compétition, et donc le parallèle, dépassement passe sous silence celui de l’affrontement [22], de l’élimination de l’adversaire, comme abolition le prétend, ce qui reste logique compte tenu de la différence initiale de signification entre les deux termes, mais revêt un sens politique dès lors que l’on entendra opposer dépassement à abolition.
2. Evolution permanente du vocabulaire et usages revendicatifs militants
Mais s’il convient de rechercher les sens des mots au XIXème siècle en raison des dates des citations qui sont venues alimenter le débat, il convient aussitôt d’ajouter que les mots changent de sens, que des synonymes cohabitent en permanence, voire prennent la place de mots concurrents [23]. Et l’on peut effectivement toujours entendre exprimer la même idée mais de différentes manières. Les usages évoluent parce que les langues et les usages linguistiques se transforment [24]. Il convient donc de rester attentifs aux nouveautés, sans préjugés, ni immobilisme. Les états de service des sens passés ne constituent nullement des garanties de pérennité de sens à venir.
Comme il n’y a aucune raison d’interdire l’arrivée d’un nouveau terme au nom de quelque pureté d’origine que ce soit, il ne saurait donc y avoir non plus de polémique de fond pour de simples changements de vocabulaire, dès lors que l’on viserait peu ou prou au même résultat, donc aucune controverse avec tous les usages passés ou actuels où dépassement vise sensiblement à dire abolition, rupture, sortie etc., autrement dit à manifester le dessein de lutter contre le capitalisme, pour le surmonter et le vaincre [25].
Naturellement, à l’intérieur de ces convictions une variété de nuances, voire des différences importantes, se développent, dont les débats entre réforme et révolution constituent le reflet. Une nouvelle preuve récente nous en a été apportée par Thomas Piketty, dans une interview en date du 1/10/2019, accordée à Regards, et intitulée significativement : « Quand je parle de dépassement du capitalisme, je pourrais dire abolition » [26], avec en vue, pour sa part, de relancer le réformisme disparu de la vieille social-démocratie des trente glorieuses [27]. Tandis que le socialiste suisse Jean Ziegler associe pour sa part les deux termes dans une perspective diamétralement opposée : « le capitalisme ne peut être réformé. Il faut le détruire. (…) Ce qui nous est demandé (…), c’est la destruction du capitalisme, son dépassement ». Et « je le répète : on ne peut réformer graduellement et pacifiquement le système capitaliste. Il faut briser les bras des oligarques » [28].
C- Une opposition artificielle mais ayant amorcé un réel débat
Mais si les sens et usages initiaux des deux termes n’étaient pas pour se contredire, et si dans le langage militant ils ont tendu à fonctionner souvent comme de quasi-synonymes, il n’en reste pas moins qu’une polémique les opposant a été ouverte, laquelle n’est pas encore totalement refermée.
Il convient donc de bien la circonscrire. Elle est née de la création du concept de « dépassement du capitalisme » contre celui traditionnel d’« abolition du capitalisme ». Ce n’est donc pas dans l’utilisation en soi du terme « dépassement » que réside cette controverse, mais bien dans la conception très particulière qui a entendu lui attribuer des mérites spécifiques voire intrinsèques (d’où le recours à des arguments linguistiques, étymologiques, philosophiques) supérieurs moralement et politiquement à une « abolition » caricaturée et rabaissée. La polémique est née de la volonté d’imposer « dépassement » pour rejeter « abolition ». C’est contre cette théorie que s’élèvent les arguments qui seront présentés.
Lucien Sève s’en est fait le porte-étendard, l’a érigé en signe identitaire, y jetant toute son autorité intellectuelle et politique, ainsi que sa connaissance de la langue allemande. Son argumentation n’ayant à notre connaissance jamais été égalée, encore moins dépassée, il est naturel que privilège soit accordé à ses positions. La controverse sera donc détaillée et analysée, principalement à partir de ses écrits [29].
Pour des raisons de chronologie et de logique politique, les arguments « dépassementistes » seront séparés en deux grandes catégories : ceux qui sont du ressort politico-stratégique et ceux qui relèvent du champ philosophico-linguistique. Leur examen critique procédera dans ce même ordre [30]. Cette distinction en deux sous-ensembles rejoint celle exposée dans l’Esprit de la révolution sous le néologisme de « dépassementisme », défini comme une valorisation de dépassement contre l’abolition, mais distinguant sous cet adjectif deux notions : une thèse et une théorie. La « thèse dépassementiste » est celle qui oppose dépassement à abolition dans la traduction chez Marx, en référence à Hegel. La « théorie dépassementiste » est celle qui rassemble des attendus et présupposés historiques et politiques vantant les mérites d’un dépassement contre une abolition [31].
Les deux approches (thèse et théorie) bien que reliées par des arguments tirés d’interprétations de citations de Marx, Engels et Hegel, auraient parfaitement pu être dissociées [32], si n’avaient été les circonstances au cours desquelles la polémique fut engagée. Du point de vue de leur articulation, la théorie dépassementiste se voyait à large spectre politique et stratégique, quand la thèse ne servait que de justification, d’apparence extrêmement pointue et savante, « technique » [33], et supposément irréfutable, pour convaincre de la légitimité « marxienne » de ladite théorie.
Et c’est bien ici le concept de « dépassement du capitalisme », contre son abolition, qui a commandé toute la rhétorique générale sur le « dépassement », et non l’inverse. L’exemple spécifique relatif au capitalisme développé en modèle général, a conduit à la nécessité de modifier rétrospectivement des traductions chez Marx, afin de les mettre en conformité formelle avec la théorie suggérée à la fin du XXème siècle [34].