Investir ce qui fait révolution depuis 80 ans
« Thales a équipé une rame de métro de multiples capteurs pour lui permettre de se repérer dans l’espace sans avoir besoin de balises sur la voie ferrée. Et nous avons mis des ordinateurs dans le poste de pilotage, avec des algorithmes utilisant de l’IA, pour permettre à la rame de métro de se repérer et de prendre des décisions par elle-même face à des cas de figure imprévus. Cela a permis de voir comment la machine réagissait à un événement qui n’était pas programmé. Et cela a bien fonctionné ». Patrice Caine, PDG de Thales - Site web la Tribune – 6 juin 2019
L’homme, par nature, entend rendre son effort de travail aussi déterministe que possible afin de le réduire autant que faire se peut et l’assurer autant que nécessaire. Pour ne pas dépenser en pure perte sa naturelle et limitée force de travail. Les hommes de culture ne pensent guère l’éventualité de voir leur propre travail concerné. Celui-ci ne saurait relever de la puissance mécanique ! Les hommes de l’intelligence technologique guère plus. Comment être supplantés en étant à la source du progrès technique ?
Désormais tous doivent douter du devenir de leur propre activité qui fait leur revenu, ne plus seulement se soucier du sort des autres. Bien des hommes de savoir, de culture seront rattrapés tôt ou tard par la radicalité de la lutte des classes. Une machine nouvelle s’impose dans le réel des entreprises et de la société. Elle prend « des décisions par elle-même face à des cas de figure imprévus » et réagit à « un événement qui n’était pas programmé » de manière satisfaisante au regard de l’objectif initial.
Nous sommes au début d’un processus aussi important que le passage du chasseur-cueilleur à l’homme sédentaire. Ou encore que la révolution du moyen-âge. Peu à peu, le temps des « marchands » et les lois des hommes de sciences s’imposèrent au temps et dogmes religieux. Le travail se fit privé et laïque et la société matérialiste [1]. Les jours du mode de production féodal furent dès lors comptés.
Pour produire l’homme, tout travail doit d’abord être exploration, expérimentation, action-pensée plus ou moins approximative, ou fruit d’une découverte impromptue. Puis il doit pouvoir se faire reproductible, déterministe ; Et descriptible ! Afin d’être mémorisable, transmissible, apprenable... Cela vaut pour la culture et le labeur, le travail intellectuel et manuel, l’apprentissage des humanités et la formation professionnelle. C’est la cause et la raison de l’invention des pratiques artistiques, des explications magiques, mystiques ou scientifiques, des codes du langage et de l’écrit. Déterminisme et codification vont de pair dans l’esprit des hommes.
Un travail déterminisme l’est à la mesure de ce que l’homme consent comme marges de tolérances techniques ou sociales. Il reste toujours une expérience nouvelle à chaque fois que l’homme l’engage. Il n’est pas fermé à faire histoire. Il en est la garantie.
La nouvelle machine ne peut pas plus que les hommes être préparée à jouer tous les coups gagnants de toutes les parties possibles du jeu de GO, à « nommer immédiatement correctement » une forme inédite, jamais vue, à réagir toujours parfaitement à l’inconnu, à l’imprévisible... Mais elle « joue mieux » que les hommes, « apprend », « gagne sans gloire », « identifie » de manière redoutable les formes, les aléas, l’imprévu, tout en progressant de « générations en générations » mécaniques comme progressent les générations humaines...
Tout cela est le résultat d’une révolution dans une discipline qui n’a guère le goût à l’approximation : les mathématiques. Cette discipline de l’esprit s’acharne à déployer des solutions, des opérations, pour obtenir, déterminer le résultat de calculs, de projections, sur des objets, des figures à partir des d’univers axiomatiques « purs » de toutes interférences, compromissions avec le monde réel. A ce niveau d’abstraction, il n’y a ni matière, ni énergie [2]. L’homme n’a aucune limite à craindre autre que celles de ses propres objets et axiomes [3]...
Jusqu’à présent la main et le cerveau du praticien des statistiques, du physicien ou de l’ingénieux homme de labeur assuraient de concert l’interface entre ce monde de pureté et le monde réel. La pureté des mathématiques peut désormais assurer cet interface. Mais alors, cette abstraction pure reprend immédiatement maille avec la matière et l’énergie. Elle n’officie qu’incarnée dans un objet de matière. Une machine « pure », virtuelle, n’opère pas. La machine n’est pas un concept [4]. C’est un objet réel, extérieur à l’homme. La machine de Turing et la cybernétique ont fondé le besoin d’une science et d’une technologie de l’intelligence inséparables (comme le cerveau et la main se développant de concert [5]). L’informatique. En première analyse, cette technologie de l’intelligence déploie des outils et des méthodes connus parfois depuis longtemps : les « arbres », les « bases de données », « les graphes », des algorithmes arithmétiques, de tri, de classement. De ce qualitatif déployé à une échelle quantitative grandissante [6] a émergé l’approche du « Probablement Approximativement Correct » [7] , d’un apprentissage mécanique qui renvoie l’homme à sa propre intelligence.
Quand Turing et Wiener présentèrent leurs travaux, la machine du XIX et du début du XXe imprégnait tellement les esprits que les hommes y virent surtout une nouvelle avancée du machinisme. L’ordinateur relevait soit d’un transfert de certaines fonctions intellectuelles à une machine (en référence à l’image du geste transféré à la machine-outil). Soit d’une machine à médiatiser de l’information [8] plus ou moins interactive et coûteuse, voire d’une possible intelligence mécanique. L’essentiel ne fut pas traité ni assumé sur le fond notamment du côté de l’alternative communiste [9]. Les travaux de Turing et Wiener portent avant tout sur la compréhension de l’universalité du calcul et de ses usages.
Pour Turing, il était insupportable de devoir perdre son temps à calculer le résultat d’équations car la formalisation de celles-ci dit déjà tout de leur résultat final. Wiener cherchait comment un calcul pourrait remplacer l’homme dans le contrôle-commande trop complexe à l’échelle humaine de certains systèmes eux-mêmes complexes.
L’universalité démontrée du calcul fait de son informatique une science-industrie toute aussi universelle, inspirée de l’art ancien des automates et de leurs séquences saccadées par un tempo mécanique. La mécanique classique est simplement remplacée par celle de l’électron ... Pour le reste, la séquence d’un automate relève d’un graphe, un graphe [10] relève d’un calcul. Un calcul est un graphe à l’image de la séquence d’un automate... Un calcul est un automate qui s’ignore. Un automate, un calcul qui s’ignore. Les horloges mécaniques sont un indice de cette étrange réalité. Elles comptent les heures.
Dans la pensée de l’homme au calcul moderne, une force, pensée et perceptible à partir d’effets observés stables, déterminés, peut être tout autant comprise comme une instruction élémentaire qui peut faire code et algorithme, donc effets. Et inversement. Le « code » ADN par exemple renvoie à des actions, à du mouvement au niveau moléculaire objectivement observables produisant des effets d’ordre, d’organisation objectifs. Mais jamais on n’observera formalisé le code d’un algorithme naturel. La nature ne compte pas, ne déploie pas de volonté élémentaire, fondamentale, mais la force est en elle.
Aussi, les défis et enjeux des travaux de Turing et de Wiener restent disciplinaires : Qu’est-ce que le calcul ? Comment le calcul peut-il déterminer le comportement de systèmes complexes confrontés à des cas de figures plus ou moins non-donnés dans un champs théorisé ou sans théorie [11] ?
Turing supprime toute énigme sur ce qu’est un calcul « manuel » ou mécanique : Tout calcul repose sur un nombre limité d’opérations simples, utilisées autant que nécessaire, ordonnées à volonté dans une séquence de longueur plus ou moins grande ; et cela autorise à construire une machine à calculer universelle. Wiener généralise mathématiquement le principe de la rétroaction [12] : l’interaction à grande échelle, en réseau. Simplicité et interactions calculées d’objets mathématiques quantifiés produisent de concert de l’ordre mathématique complexe, résilient, adaptatif, apprenant !
La sphère permet de penser la réalité d’une terre approximativement ronde. La révolution du calcul d’affronter des réali
tés plus complexes sans que l’homme ait à les théoriser, tout à en connaitre ou à en prévoir. Elle propose un empirisme apprenant et mécanique, à l’image de celui naturel de l’homme.
Que l’homme ne puisse pas être réduit à un calcul n’est pas sujet à débat ! La nature ne calcule pas et ne code pas. Les mathématiciens n’en n’établiront pas les secrets. Leur cercle - où s’inscrit l’Homme de Vitruve [13] -, leurs nombres - « d’or » ou pas -, leurs objets plus sophistiqués ne réduiront jamais l’homme. Ils aident d’autres disciplines à avancer, notamment les sciences qui affrontent la complexité par la simplification, la recherche du fondamental, de l’élémentaire [14]. Ces disciplines sont d’excellents remèdes contre les fantasmes complexes des hommes tortueux ! A l’exemple des travaux de Darwin [15]. Les mathématiques, elles, n’ont pas prise sur les fantasmes.
De fait, la révolution du calcul ne traite pas de l’homme [16]. Par sa face technologique, elle lui est un objet matériel extérieur bien qu’il en soit le producteur. Par sa face mathématique, elle est sans lien avec le monde réel, donc avec lui, bien qu’il en soit à l’origine. Elle entre dans le travail et la société car ses lois ne coûtent rien une fois fabriquées et apportent beaucoup. Comme les lois de la nature une fois découvertes [17]. Pensons en la portée, l’intérêt et l’usage dans une perspective émancipatrice. Le capital a prise de l’avance depuis les années 1940-50...